mercredi 17 septembre 2008

De la voix narrative

Pour ma part, un des enjeux de la littérature contemporaine est de transcrire l'éclatement du monde contemporain. Par éclatement, j'entends la définition multiple, décentrée qu'un individu se donne de lui-même et l'impossibilité absolue d'observer le monde à travers le prisme unique de ses valeurs. De nombreux auteurs ont apporté des traductions esthétiques à cette complexité soit en multipliant les voix narratives, soit en superposant dans le discours les différentes strates de la conscience (comme l'oeuvre de Proust). Quand j'écris, je ne peux évidemment pas faire abstraction de toutes ces avancées ; mais le risque serait de s'imposer une trouvaille technique pour "faire du contemporain" : si Céline abonde dans le point de suspension, si Duras fait dans la succession de phrases brèves et elliptiques, dois-je, pour prétendre au titre de "contemporain" déstructurer à mon tour le fil de mon discours ? Je ne pense pas. Et j'irais même jusqu'à réaffirmer le rôle central du narrateur, auquel il faut pas prêter uniquement la fonction de narrer, mais d'analyser "l'éclatement". Voici une de ces tentatives dans un autre passage de L'âge de déraison : (précision : Arielle vient d'apprendre que Daniel, son ancien compagnon vit désormais auprès d'une de ses amies, une féministe ; elle traverse une période de solitude qui ne fera que s'intensifier tout au long du roman) :
"(...) Quand Arielle apprit les prémisses de cette relation, elle écuma de rage. C'est donc ça le post-féminisme ? Des femmes moches en tailleur avec des dents de requin ?
Arielle se retrouva très seule : ses infidélités confirmées par témoignage direct ne furent pas pardonnées. Sans le savoir, elle rendait un petit service à la collectivité, une occasion sans pareil de réfléchir aux affres du couple moderne. Chacun y allait de sa petite morale et finalement le commentaire de l'action fut plus riche que l'action elle-même -car, finalement quoi de plus courant à l'aube du troisième millénaire qu'un couple qui se sépare ?
Il semblerait pourtant que les déflagrations psychologiques émettent quelques réticences à être minimisées. Le drame privé ! Sans lui, la plate routine d'une vie régulée par le travail et l'argent. Et l'épanouissement personnel dans tout ça ? D'après le Marie-Claire qu'Arielle avait eu entre les mains dans la salle d'attente du dentiste, il passe par une vie amoureuse et sexuelle réussie. Pas question donc de transiger là-dessus ! Le mari bande-mou, dehors ! Les seins flasques de la cinquentenaire, exit ! Au pieu comme à l'entreprise ! Du chiffre avant tout !(...)"

Le narrateur a, au départ de ce passage, une position classique : il raconte "elle écuma de rage" ; puis il laisse la colère du personnage éclater en italiques avant que de s'approprier cette expérience isolée, singulière pour en tirer une observation sur les moeurs modernes. Mais le discours du narrateur est corroboré par une lecture de Marie-Claire rapportée par Arielle ; une ambiguïté de la voix narrative s'installe donc pour laisser place finalement à la seule voix du narrateur qui ironise sur la notion de performance dans la vie privée. Le narrateur relaye donc la conscience de l'héroïne en la suivant dans son sillage, mais surtout en extrapolant son expérience à celle de la société.
Il y a une posture "classique" dans cette façon de faire (classique au sens des moralistes du XVIIème siècle, dans le fait de tirer de l'intrigue particulière les lois universelles qui gouvernent les hommes), mais je la revendique pleinement ; disons que j'aimerais bien incarner, si cette école ou ce mouvement existait, le classicisme contemporain.

Aucun commentaire: